Le véritable prix des gratuits
On voit fleurir de plus en plus de quotidiens gratuits dans nos rues. Leur multiplication semble confirmer la viabilité de leur modèle économique sous-jacent. Le principal bénéfice qu'en retire le lecteur est lié à son porte-feuille: il ne paie plus son journal. Mais est-ce un avantage? Dans un monde où rien n'est gratuit, quel prix payons-nous vraiment ces journaux?
En feuilletant un gratuit, on voit immédiatement qu'on obtient ce qu'on a payé, c'est à dire pas grand chose. Les sujets y sont médiocres et se concentrent sur le plus petit dénominateur commun des lecteurs. C'est le même principe que la télévision et on observe le même nivellement par le bas. Lorsqu'on a terminé de feuilleter un gratuit, on n'a pas appris grand chose.
Cette sensation de vide provient de la façon dont sont traités les sujets: en surface, proche de la caricature, en simplifiant à l'extrême. L'objectif est de rendre l'information consommable le plus rapidement possible, de maximiser le nombre de lecteurs et de ne pas faire d'ombre au contenu publicitaire. La presse classique a une démarche opposée d'investigation et d'approfondissement, une voie nécessaire pour apprendre effectivement quelque chose.
Le lecteur d'un gratuit n'a aucune influence sur le contenu. Il n'a pas le moyen de montrer sa désapprobation en n'achetant plus un journal, il ne peut pas «voter avec son portefeuille.»
Il est néanmoins un élément de l'équation. Pour attirer les annonceurs, le journal doit leur décrire son lectorat type. Les informations liées à la vente étant exclues, il se sert de sondages pour en apprendre le plus possible. Par conséquent le lecteur paie son journal en acceptant la nuisance des sondages.
La collectivité paie aussi un tribut par le recyclage du papier. Les gratuits sont abandonnés dans les trains, les bus, les cafétérias, les gares et les poubelles publiques (parfois ils sont distribués directement dans les poubelles). Vite lus, vite jetés, ils génèrent une quantité non négligeable de déchets pris en charge par la collectivité. Chaque contribuable participe à la prospérité des gratuits.
Les contre-parties que j'ai citées jusqu'ici sont somme toute acceptables et les gratuits ne sont pas seuls en cause. Il en existe toutefois une qui me parait intolérable: la fin d'une information indépendante.
Un journal est sensé informer. C'est un outil dont s'est doté le peuple pour contrôler la bonne marche de la société. Or ce contrôle ne fonctionne que si l'information circule effectivement. Pour publier une information sans entraves, les journaux essaient d'être le plus indépendant possible. Cette indépendance est principalement garantie par la liberté d'expression, une liberté fondamentale dans une démocratie. Elle nous permet d'exprimer ce que bon nous semble (dans les limites de la loi) sans crainte de représailles.
L'indépendance n'est toutefois guère possible au niveau financier. La vente des journaux ne suffit pas à couvrir l'ensemble des frais de fonctionnement. Par conséquent, d'autres sources de financement sont nécessaires, la plus commune étant la publicité. L'argent des annonceurs ne permet pas de contrôler directement l'information, mais il l'influence. Noam Chomsky décrit le mécanisme de cette influence dans son livre «Manufacturing Consent». Il l'appel l'effet «flak»: la disparition du budget d'un annonceur peut avoir des conséquences fâcheuses sur un journal. Ne voulant pas être responsables, les journalistes ont tendances à s'autocensurer pour ne pas mettre le journal en porte-à-faux devant un annonceur.
Dans ce même livre, Noam Chomsky donne quelques conseils sur comment obtenir une information impartiale. D'abord, il faut plus d'une source d'information pour comparer et mettre les sujets en perspective. Ensuite il faut choisir des sources qui sont principalement financées par les ventes et les abonnements. Il vaut mieux éviter celles qui ont recourt à des financements alternatifs, ou privilégier celles qui les minimisent.
Que penser alors des gratuits qui se financent exclusivement grâce aux annonceurs? C'est une sacrée épée de Damoclès qu'ils se mettent au dessus de la tête. Jusqu'à quel point sont-ils indépendants? C'est peut-être pour cette raison que leurs sujets sont aussi peu creusés: moins on en dit, moins on froisse les susceptibilités. Mais dans ces conditions, comment le citoyen se forge-t-il une opinion éclairée?
Les journaux gratuits sont récents et n'ont pas encore trouvé leur véritable place dans le monde de la presse écrite. Pour ma part, je me tiens le plus loin possible de ces publications, de la même façon que je me tiens éloigné des télévisions commerciales. Je ne dis pas que tout ce qui est financé par la publicité est suspicieux, mais il faut être vigilant: s'il n'est pas possible de connaître l'influence des annonceurs sur le contenu éditorial, mieux vaut aller voir ailleurs. Ce n'est pas parce qu'un journal est gratuit qu'il faut le lire. Ne sacrifions pas notre sens critique sur l'autel de la gratuité.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire