26 juil. 2007

La dictature de la croissance


Je n'écoute plus de musique en conduisant car elle influence trop mon comportement au volant. A la place, j'écoute des stations de radio parlée. Ce faisant, je suis tombé l'autre jour sur une discussion entre un journaliste et un philosophe sur le thème de la croissance. Le philosophe dénonçait ce concept comme dictatorial et absurde. Son argumentaire m'a donné à réfléchir.


La croissance dont il est question ici est l'indicateur économique qui définit le taux de variation des richesses crées par un pays sur une année. Si ce taux est positif, alors le pays a créé plus de richesses que l'année précédente, il s'est enrichi. Si le taux est négatif, de la richesse a été perdue, le pays s'est appauvri. Puisque la quantité de richesse d'un pays est mesurée grâce au PIB (Produit Intérieur Brut), la croissance indique la variation du PIB dans le temps.


On parle de dictature de la croissance car en résumant toute une économie à ce seul indicateur, il devient le centre de toutes les attentions. La mécanique est la suivante: une économie qui fonctionne bien crée de la richesse, sa croissance affichée est positive; une économie qui va mal perd de la richesse, sa croissance stagne ou diminue. Dans le monde globalisé actuel, l'économie est devenu la jauge d'évaluation des sociétés humaines au détriment de toute autre considération. Si un pays veut donner l'image d'un partenaire prospère et attrayant, il lui faut afficher une bonne croissance. Il fait donc tout pour agir sur elle, parfois au mépris des conséquences. C'est cette approche du «tout pour la croissance» qui donne l'impression d'une dictature.


Piloter un pays les yeux rivés sur la croissance engendre deux dérives. D'abord, des actions sont entreprises pour avoir rapidement des effets sur la croissance. C'est une pression qui vient des calendriers politiques: les résultats doivent être visibles dans une législature; c'est le royaume du «Quick and dirty». Ensuite, on agit pour faire varier les chiffres, pas forcément pour changer ce qu'ils représentent. Par exemple, il existe deux façons de diminuer le chômage: soit en créant des places de travail, soit en disqualifiant des chômeurs.


Pour qu'un système économique soit performant, il doit témoigner d'une croissance positive. Pour qu'il soit stable, elle doit être perpétuelle. Mais comment soutenir une croissance infinie dans un environnement fini, la Terre? Puisque les ressources de la planète sont limitées, est-il responsable de promouvoir sur l'ensemble du globe une approche économique qui ne peut subsister à long terme? Le philosophe de la radio soutenait que l'omniprésence de la croissance était de l'inconscience; c'est ce qui m'a donné à réfléchir. Alors que je conduisait, une image m'est venue à l'esprit: celle d'une voiture lancée à pleine vitesse face à un mur.


Le mur est toutefois encore très loin, à peine visible. Dans ces conditions, il est difficile de convaincre qu'il faut faire quelque chose pour éviter le pire. L'histoire récente nous a pourtant enseigné que, même lointaines, les limites sont atteintes un jour. Les réserves mondiales de pétrole apparemment infinies n'auront durées qu'un siècle et demi.


Outre une myopie volontaire, les économistes rejettent l'incompatibilité d'une croissance infinie dans un monde fini car ils considèrent que la croissance est le fait des progrès techniques. De leur point de vue, les progrès techniques créent de nouvelles richesses par des biens nouveaux (comme les services) qui ne sont plus basés sur une ressource naturelle et qui ne sont donc pas limités en volume. C'est vrai pour les biens eux-mêmes, mais leur exploitation sera d'une façon ou d'une autre basée sur une ressource limitée (énergie, matière première, élément chimique, etc.). Par conséquent, l'environnement de l'économie est plus que jamais un espace fini qui ne peut soutenir une croissance infinie.


Que faire alors? Certains prônent la mise en place urgente d'une logique de décroissance. Puisque les ressources sont limitées, il faut les économiser pour les faire durer, indéfiniment si possible. L'inconvénient de cette approche est qu'elle n'est pas déployable aujourd'hui. Elle ne semble pas réaliste dans le contexte économique actuel. Je pense même que les milieux économiques ne veulent pas en entendre parler tant les concepts qu'elle véhicule sont aux antipodes des théories courantes.


Une direction plus prometteuse serait de tendre vers une croissance modérée. Plutôt que d'essayer de maximiser la croissance, il vaudrait mieux chercher des taux que l'ensemble de la planète pourra soutenir. C'est certainement moins efficace que la décroissance, mais c'est plus réaliste.


En fait, il existe une troisième voie. Plutôt que de restreindre la croissance, pourquoi ne pas étendre l'environnement de l'économie en allant chercher des ressources ailleurs que sur Terre? Malheureusement, l'économie actuelle n'est pas capable de financer le programme de colonisation spatial qui serait nécessaire. N'est-ce pas ironique?

17 juil. 2007

Les formats de fichier propriétaires


Il y a quelques mois, j'ai reçu de ma commune une communication officielle par courrier électronique. L'effort pour entrer dans le monde des communications modernes était louable, malheureusement je n'ai pas pu lire le contenu du document. En effet, il était au format doc de Microsoft et je n'ai pas Office sur mon Mac. Lorsque j'ai demandé le document dans un autre format, mon correspondant m'a proposé un fax à la place, alors qu'il existe d'autres solutions. Voilà un exemple parfait des effets pervers des formats de fichier propriétaires.


Imaginez-vous en train d'écrire une lettre avec un stylo, du papier et des lunettes. Le stylo et les lunettes sont d'un genre spécial: ils sont appairés l'un à l'autre. Les lunettes ont la capacité de faire apparaître les lettres tracées par le stylo. Pour que votre correspondant puisse lire la lettre, il devra lui aussi posséder une paire de lunettes équivalente. Cette situation vous semble saugrenu? Et bien les formats de fichier propriétaires ont exactement le même effet!


Les formats propriétaires mettent en place un mécanisme d'enfermement du consommateur: un auteur investit dans un outil pour exprimer sa créativité; grâce à lui, il produit quelque chose sous la forme d'un fichier; il transmet sa production à un tiers pour partager les fruits de son travail; pour en profiter, le tiers a besoin du même outil que l'auteur car il est le seul capable d'ouvrir le fichier; le tiers n'a d'autre choix que d'acheter le même logiciel. Au final, l'éditeur du logiciel réalise une vente forcée sans aucun effort de sa part.


Ce «succès» de l'éditeur (la vente d'une licence supplémentaire) est en réalité la conséquence d'une défaillance du logiciel. En effet, du point de vue de l'utilisateur, le logiciel n'est pas capable de partager de l'information avec d'autres outils, ce qui est une faiblesse indéniable. La vie de l'utilisateur serait grandement facilité s'il lui était possible de faire passer ses fichiers d'un outil à un autre sans difficulté. Malheureusement, pour l'éditeur, un fichier qui voyage trop facilement est autant d'occasions manquées de conclure une vente. Il entrave donc la circulation des données grâce à un format de fichier qu'il est le seul à connaître, garantissant ainsi une faible circulation et la nécessité de passer par lui pour en profiter. Il prend ses utilisateurs en otage.


Ce procédé est injuste et contre-productif. D'abord parce qu'on achète un logiciel pour de mauvaises raisons: il s'impose car il comprend une catégorie de fichiers, pas parce que ses fonctionnalités rendent les services qu'attendent les utilisateurs; c'est ainsi qu'on se retrouve avec des logiciels médiocres, mais incontournables par leur format de fichier. Ensuite, parce que cette approche n'incite pas les éditeurs à améliorer leurs logiciels. Pourquoi feraient-ils des efforts lorsque leur format de fichier a enfermé les utilisateurs et a éliminé toute concurrence? Leur objectif est de placer la première licence. Pris au piège, l'utilisateur ne peut plus aller voir ailleurs.


Les formats de fichier ouverts sont un bon moyen de contrecarrer les éditeurs et de reprendre nos prérogatives de consommateur. Au contraire des formats propriétaires qui sont définis en secret en diffusant le moins d'information possible, les formats ouverts sont définis par la communauté, au grand jour. Leur objectif premier est de favoriser la circulation de l'information en fournissant toutes les indications nécessaires à la construction d'outils les supportant. Ils sont taillés pour rendre service à l'utilisateur, laissant le soin aux outils de se démarquer les uns des autres par les fonctionnalités qu'ils proposent. L'innovation est encouragée, l'utilisateur n'est plus esclave du format de fichier et peut choisir l'outil qui lui convient en toute indépendance.


Malheureusement, le piège des formats de fichier propriétaires est mal connu. Beaucoup d'utilisateurs tombent dans le panneau sans s'en rendre compte. Il faut acquérir de bons réflexes pour réagir face aux formats propriétaires. D'abord, il faut connaître les formats ouverts disponibles. Ensuite, chaque fois que vous recevez un document qui n'emploie pas un de ces formats (un fichier Word, par exemple), répondez à votre interlocuteur en lui expliquant qu'il vous a envoyé un fichier dans un format propriétaire non portable et demandez qu'il vous le renvoie dans un autre format en lui indiquant quelques possibilités. Finalement, quand c'est vous qui choisissez le format, privilégiez les formats ouverts chaque fois que c'est possible (Open Office est une bonne alternative à Microsoft Office).


C'est à nous, consommateurs, d'agir pour faire savoir aux éditeurs que nous ne voulons pas de leurs formats propriétaires. Nous devons nous battre pour récupérer les prérogatives qui sont les nôtres. Après tout, les éditeurs de logiciels devraient produire des outils pour nous rendre service, pas pour leur rendre service.

5 juil. 2007

Morale économique


Le procès des anciens dirigeants de Swissair s'est terminé il y a quelques semaines par un acquittement général. Tout ce petit monde a dilapidé plus de 3 milliards de francs suisses de fonds publics, il a gâché des milliers d'emplois en Suisse, en France et en Belgique et a dissimulé quatorze milliards de dette. Les dirigeants n'ont toutefois pas été reconnus responsable de l'écroulement de la compagnie aérienne. Ils ont provoqué d'énormes dégâts autour d'eux, mais rien de punissable dans le monde économique. L'incompétence n'est pas un crime.


Pour le citoyen, une telle impunité ne semble pas normale. En effet, si les risques ne sont pas assumés par ceux qui les prennent, comment prévenir les abus? Risquer les emplois ou l'argent des autres implique de grandes responsabilités et des comptes à rendre. Or ce n'est pas le cas dans le monde des affaires. Prendre de tels risques et échouer semble normal. Mais est-ce bien moral?


La notion de moralité mérite quelques éclaircissements avant de poursuivre. Qu'est-ce que la morale? Je propose l'acception commune qui définit la morale comme l'ensemble des règles de conduite admises dans l'intérêt d'une société. On lui attribue également la tâche de différencier le bien du mal; ce qui est moral va dans le sens du bien. On considère même la morale comme un devoir. Il faut faire le bien pour obtenir une société florissante.


Malheureusement cette définition de la morale n'est pas compatible avec les objectifs de l'économie. En effet, cette dernière a pour principal but la création de richesses. Toutefois, les richesses créées ne profitent pas à l'ensemble de la société mais uniquement à ceux qui ont investi. C'est un système individualiste qui va à l'encontre de l'altruisme requis pas la morale décrite plus haut. L'incompatibilité est flagrante.


Il faut donc une autre définition de la morale qui soit applicable à l'économie. La discipline qui fixe les fondements de la morale s'appelle l'éthique. C'est elle qui définit les valeurs qui serviront de points de référence aux règles de conduite incluses dans la morale. Ces valeurs varient d'une morale à une autre. Par exemple, le respect de la nature est une valeur primordiale chez les peuplades d'Amazonie contrairement à nous. Elles ne prélèvent dans la forêt que ce dont elles ont besoin, nous prélevons tout ce que nous pouvons.


Quelles valeurs faudrait-il intégrer à la morale économique? La première qui me vient à l'esprit est la vertu du long terme. Aujourd'hui, l'immense majorité des décisions sont prises à court terme. On veut voir immédiatement leurs résultats. Entre un gain médiocre rapide et un meilleur gain repoussé dans le temps, la préférence est donnée au résultat immédiat. En vingt ans, le «long terme» est passé de 5 ans à 7 mois. Une reconsidération du long terme permettrait de responsabiliser l'économie quand aux conséquences des choix qu'elle fait. Il ne serait plus acceptable de faire un bénéfice à court terme au prix d'une détérioration future. Je ne citerai qu'un exemple: les biocarburants. La solution envisagée à court terme aujourd'hui est de remplacer les carburants fossiles par des phytocarburants. Malheureusement, les conséquences d'une telle manoeuvre sont largement négligées. Quid de la concurrence entre l'agriculture pour les transports et l'agriculture alimentaire? Qu'est-ce qui est plus important, ce déplacer ou manger? Et puis où réquisitionner les surfaces nécessaires au surcroît de culture? Il serait utile d'évaluer en détail les conséquences avant de se lancer tête baissée.


La seconde valeur qu'on pourrait intégrer est celle de la vie des gens. Les mécanismes qui sous-tendent l'économie sont basés sur la notion de transaction. Par conséquent tout ce qui n'a pas d'équivalent pécuniaire ne trouve pas sa place dans le système économique. Il est impossible d'entreprendre un échange basé sur le bien-être de la population ou le bonheur d'un groupe de personnes. Quand on se rend compte que les acteurs économiques sont des gens et qu'on reconnaît que l'on passe l'essentiel de notre énergie à rechercher le bonheur, cette absence n'est pas très normale. Pour être en accord avec notre nature, le système économique devrait intégrer la valeur du bien-être.


Toutes ces questions convergent vers un très vieux débat: l'économie est-elle un moyen ou une fin? Certains considèrent que des efforts doivent être consentis pour que l'économie se porte bien. La conséquence espérée étant que cette bonne santé se répercute sur la population et lui profite d'une façon ou d'une autre. Par conséquent les acteurs économiques oeuvrent pour positionner des indicateurs (croissance, chômage) en se préoccupant peu des moyens ou des conséquences. On ne peut pas dire que cette approche ait donné de bons résultats car l'écart entre les riches et les pauvres ne cesse d'augmenter. Fort de ce constat, d'autres placent l'homme au premier plan et considèrent l'économie comme l'un des moyens d'atteindre le bonheur. Malheureusement, cette position ne fonctionnera que si les fondements de la morale économique sont révisés.