23 mai 2007

Le véritable prix des gratuits


On voit fleurir de plus en plus de quotidiens gratuits dans nos rues. Leur multiplication semble confirmer la viabilité de leur modèle économique sous-jacent. Le principal bénéfice qu'en retire le lecteur est lié à son porte-feuille: il ne paie plus son journal. Mais est-ce un avantage? Dans un monde où rien n'est gratuit, quel prix payons-nous vraiment ces journaux?


En feuilletant un gratuit, on voit immédiatement qu'on obtient ce qu'on a payé, c'est à dire pas grand chose. Les sujets y sont médiocres et se concentrent sur le plus petit dénominateur commun des lecteurs. C'est le même principe que la télévision et on observe le même nivellement par le bas. Lorsqu'on a terminé de feuilleter un gratuit, on n'a pas appris grand chose.


Cette sensation de vide provient de la façon dont sont traités les sujets: en surface, proche de la caricature, en simplifiant à l'extrême. L'objectif est de rendre l'information consommable le plus rapidement possible, de maximiser le nombre de lecteurs et de ne pas faire d'ombre au contenu publicitaire. La presse classique a une démarche opposée d'investigation et d'approfondissement, une voie nécessaire pour apprendre effectivement quelque chose.


Le lecteur d'un gratuit n'a aucune influence sur le contenu. Il n'a pas le moyen de montrer sa désapprobation en n'achetant plus un journal, il ne peut pas «voter avec son portefeuille.»


Il est néanmoins un élément de l'équation. Pour attirer les annonceurs, le journal doit leur décrire son lectorat type. Les informations liées à la vente étant exclues, il se sert de sondages pour en apprendre le plus possible. Par conséquent le lecteur paie son journal en acceptant la nuisance des sondages.


La collectivité paie aussi un tribut par le recyclage du papier. Les gratuits sont abandonnés dans les trains, les bus, les cafétérias, les gares et les poubelles publiques (parfois ils sont distribués directement dans les poubelles). Vite lus, vite jetés, ils génèrent une quantité non négligeable de déchets pris en charge par la collectivité. Chaque contribuable participe à la prospérité des gratuits.


Les contre-parties que j'ai citées jusqu'ici sont somme toute acceptables et les gratuits ne sont pas seuls en cause. Il en existe toutefois une qui me parait intolérable: la fin d'une information indépendante.


Un journal est sensé informer. C'est un outil dont s'est doté le peuple pour contrôler la bonne marche de la société. Or ce contrôle ne fonctionne que si l'information circule effectivement. Pour publier une information sans entraves, les journaux essaient d'être le plus indépendant possible. Cette indépendance est principalement garantie par la liberté d'expression, une liberté fondamentale dans une démocratie. Elle nous permet d'exprimer ce que bon nous semble (dans les limites de la loi) sans crainte de représailles.


L'indépendance n'est toutefois guère possible au niveau financier. La vente des journaux ne suffit pas à couvrir l'ensemble des frais de fonctionnement. Par conséquent, d'autres sources de financement sont nécessaires, la plus commune étant la publicité. L'argent des annonceurs ne permet pas de contrôler directement l'information, mais il l'influence. Noam Chomsky décrit le mécanisme de cette influence dans son livre «Manufacturing Consent». Il l'appel l'effet «flak»: la disparition du budget d'un annonceur peut avoir des conséquences fâcheuses sur un journal. Ne voulant pas être responsables, les journalistes ont tendances à s'autocensurer pour ne pas mettre le journal en porte-à-faux devant un annonceur.


Dans ce même livre, Noam Chomsky donne quelques conseils sur comment obtenir une information impartiale. D'abord, il faut plus d'une source d'information pour comparer et mettre les sujets en perspective. Ensuite il faut choisir des sources qui sont principalement financées par les ventes et les abonnements. Il vaut mieux éviter celles qui ont recourt à des financements alternatifs, ou privilégier celles qui les minimisent.


Que penser alors des gratuits qui se financent exclusivement grâce aux annonceurs? C'est une sacrée épée de Damoclès qu'ils se mettent au dessus de la tête. Jusqu'à quel point sont-ils indépendants? C'est peut-être pour cette raison que leurs sujets sont aussi peu creusés: moins on en dit, moins on froisse les susceptibilités. Mais dans ces conditions, comment le citoyen se forge-t-il une opinion éclairée?


Les journaux gratuits sont récents et n'ont pas encore trouvé leur véritable place dans le monde de la presse écrite. Pour ma part, je me tiens le plus loin possible de ces publications, de la même façon que je me tiens éloigné des télévisions commerciales. Je ne dis pas que tout ce qui est financé par la publicité est suspicieux, mais il faut être vigilant: s'il n'est pas possible de connaître l'influence des annonceurs sur le contenu éditorial, mieux vaut aller voir ailleurs. Ce n'est pas parce qu'un journal est gratuit qu'il faut le lire. Ne sacrifions pas notre sens critique sur l'autel de la gratuité.

13 mai 2007

DRM: Mauvais pour les artistes


Il y a quelque temps, j'ai écrit un billet à propos des DRMs («Digital Rights Management»). J'ai essayé de montrer que du point de vue du consommateur, ils n'étaient pas une bonne chose. Cette fois, je vais tenter de démontrer qu'ils ne sont pas non plus une bonne chose pour les artistes.


Les DRMs ne sont pas une bonne chose pour les artistes car ils ne fonctionnent pas, ils n'empêchent pas la copie. Toutes les implémentations ont été contournées. Même les dernières en date (Vista et HD-DVD et Blue-Ray) sont en train de céder. Les DRMs gênent le consommateur moyen (laissant au passage le souvenir d'une mauvaise expérience), et incitent le consommateur frustré, motivé et inventif à mettre un contenu sans protection à disposition du monde. Quant aux industriels, ils semblent privilégier une propriété émergente des DRMs: enfermer les consommateurs dans leurs produits. Dans l'ensemble, les DRMs tendent à limiter l'expérience des consommateurs.


Il y a une foule d'intermédiaires entre l'artiste et le fan/consommateur. Les fournisseurs d'équipements du paragraphe précédent permettent de jouir de la production d'un artiste (baladeurs, lecteurs DVD, lecteurs de e-books, ...). D'autres se sont réservés la capacité de faire les copies du contenu à distribuer (maison de disques, éditeur de DVDs, maison d'édition, ...). Dans un monde digital où faire des copies est au coeur de toute activité, les DRMs permettent à ces intermédiaires de subsister. Mais pourquoi défendent-ils leur capacité obsolète de faiseurs de copies si farouchement? Tout simplement parce qu'il ne leur reste plus d'autres rôles.


Historiquement, ils se sont présentés comme filtres entre les artistes et nous les consommateurs. Ils nous proposent les meilleurs artistes qu'ils ont pu découvrir pour nous simplifier le choix. Aujourd'hui on peut mettre en doute leur soucis de qualité. Il a largement été remplacé par celui de la profitabilité: les faiseurs de copies n'embarquent que les artistes qui pourront rapporter de l'argent, quel que soit le niveau de niaiserie (je vous renvoie aux «tubes de l'été» et aux «stars» fabriquées à la télévision). C'est une approche qui censure la liberté d'expression des artistes et qui entache la liberté de choix des consommateurs.


Le deuxième rôle qu'ils ont toujours assumé est celui de promoteur. Le problème est qu'aujourd'hui les budgets de promotions sont concentrés sur quelques artistes (les gros, ceux qui se vendent bien et qui paradoxalement en auraient le moins besoin) et sont négligeables pour tous les autres. C'est vrai pour la musique, mais aussi pour les livres et les DVDs. Les artistes négligés se sont alors tournés vers d'autres canaux de promotion apparus avec internet: les blogs, les sites communautaires (MySpace, FaceBook et autres), les podcasts, les vidcasts, et ça fonctionne. L'énorme avantage de ces approches est la création d'un contact direct entre l'artiste et les fans. Dans ce domaine, les faiseurs de copies sont complètement dépassés.


La troisième casquette qu'ils assumaient concerne la protection des artistes. Encore aujourd'hui ils mettent en avant les DRMs comme le moyen de protéger les droits des artistes. Comme je l'ai déjà dit plus haut, les DRMs n'empêchent pas la copie mais légitiment le rôle de faiseur de copies. De plus, quand on voit comment certaines maisons de disques traitent leurs artistes, on peut se poser des questions quant aux intérêts qu'ils protègent: ceux des artistes ou les leurs? N'oublions pas que leur objectif est de gagner de l'argent, le plus possible, le plus vite possible. La protection des artistes n'est pas une priorité.


Tout artiste essaie d'établir une relation avec le public. C'est un long travail essentiellement basé sur le ressenti et les émotions. Par conséquent c'est une relation fragile. Est-ce l'intérêt d'un artiste d'être associé aux frustrations et aux déceptions provoquées par les DRMs? Est-ce une bonne chose pour un chanteur de rester dans le souvenir des fans comme celui qui les force à acheter plusieurs fois la même musique (une fois pour l'iPod, une fois pour le téléphone, une autre fois pour le dernier baladeur)? Est-ce cool pour un film de rester dans les mémoires comme celui qui aura désactivé le dispendieux lecteur HD-DVD de la famille? Est-ce laisser une bonne impression chez le spectateur lorsqu'il est fouillé à l'entrée du cinéma comme un délinquant pour rechercher une caméra? Je n'en suis pas convaincu.


Les DRMs n'ont aucune chance d'améliorer le contact entre artistes et fans. Par conséquent, ils sont une mauvaise chose pour les artistes. Il est temps de rechercher d'autres façons d'entretenir cette relation avec les moyens de communication actuels. Les artistes ont aujourd'hui la possibilité d'entrer en contact avec le monde entier et de diffuser leur contenu sans intermédiaires. Ils peuvent même inventer de nouvelles approches commerciales comme demander aux fans d'acheter un disque d'avance et d'utiliser l'argent pour produire le disque, une forme moderne du mécénat. Un nouveau monde est à inventer pour les artistes, au boulot!

5 mai 2007

Biocarburants


J'ai entendu à la radio que les premiers essais de réacteurs d'avion fonctionnant au biocarburant venaient de se dérouler avec succès. Le responsable déclarait fièrement que rien ne s'opposait plus à ce que les avions de ligne volent bientôt avec du carburant vert. Je ne pense pas que ce soit une bonne nouvelle car les biocarburants ne sont ni une alternative viable à la pénurie future de pétrole, ni un moyen durable de limiter l'effet de serre.


Un biocarburant est un alcool ou une huile obtenu à partir de végétaux. L'huile est tirée d'oléagineux du genre colza et vise des carburants du type gasoil, les alcools sont issus de la fermentation du sucre contenu dans des plantes (céréale, betterave, canne à sucre, etc) pour remplacer l'essence. Le nom «biocarburant» est d'ailleurs mal choisi. Dans l'alimentation, un produit bio est cultivé dans le respect de la nature. Ce n'est pas l'objectif des végétaux pour carburant. On devrait les appeler phytocarburants pour éviter les confusions.


Depuis quelques mois les phytocarburants tiennent la vedette aux informations. Pourtant il est exclus qu'ils remplacent les carburants actuels lorsque le pétrole aura disparu. En effet, pour y parvenir il faudrait cultiver une surface qui correspond à deux fois celle de la Terre; ce sera difficile. Non, j'ai l'impression que les phytocarburants sont utilisés comme écran de fumée pour en faire le minimum tant que les industries en place fonctionnent encore. Cerise sur le gâteau, on nous les présente comme moyen de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Mais leurs vertus en ce domaine ne sont pas miraculeuses.


Si on fait le bilan écologique d'un litre de phytocarburant (phytoéthanol), on se rend compte qu'il «coûte» 1/2 litre d'équivalent énergie. Aujourd'hui cette énergie est fournie par du pétrole! Et puis il ne faut pas perdre de vue que le rendement des phytocarburants est moins bon que celui des carburants classiques, donc les voitures consomment davantage. De plus, il faudra être vigilant quand aux techniques agricoles employées: quid des pesticides, de l'eau, des surfaces monopolisées? Le tableau n'est pas aussi rose qu'il y paraît.


La situation s'assombrirait d'ailleurs bien plus si les cultures pour phytocarburants entraient en compétition avec les cultures alimentaires. L'idée n'est pas saugrenue, le conflit s'est même déjà produit au Mexique où le prix du maïs a flambé face à la demande de l'industrie du bioéthanol. Le maïs étant la principale source d'alimentation du Mexique, on peut comprendre les protestations de la population.


L'aspect éthique des phytocarburants n'est pas à négliger. De quel droit les pays riches occuperaient des surfaces cultivées pour produire du carburant alors que tant d'êtres humains meurent de faim encore aujourd'hui? En 2001, un enfant mourrait toutes les 7 secondes des conséquences de la malnutrition. La situation n'a guère évolué de nos jours. Il serait plus acceptable de valoriser des déchets agricoles déjà existants avant de se lancer dans de nouvelles cultures. Heureusement que de tels projets sont aussi à l'étude.


Le principal avantage de ces carburants alternatifs est leur faible rejet de CO2 dans l'atmosphère, ou plutôt, ils rejettent le CO2 que la plante a absorbé. C'est une bonne nouvelle pour le réchauffement climatique. Seulement ils rejettent d'autres composés qui ne sont pas neutres. Pourquoi la maîtrise des gaz à effet de serre devrait se faire au dépend de notre santé? Où en sont les études à ce niveau?


L'autre «avantage» des phytocarburants est qu'ils ne perturbent pas trop les industries existantes. Les automobiles et autres véhicules ne sont pas fondamentalement bouleversés par le changement de carburant. Il faut ajuster des moteurs mais le métier industriel ne change pas. Les constructeurs n'ont que des investissements mineurs à effectuer. Les pétroliers ne sont pas mécontent puisque les phytocarburants sont associés au carburants existants. Et puis il faudra toujours transporter et distribuer ces carburants. Les pétroliers sont aux premières loges avec leurs infrastructures en place. Cette relative innocuité des phytocarburants n'incite pas les industriels à rechercher d'autres solutions plus durables. Pourquoi faire plus d'efforts quand il existe une solution provisoire qui ne bouleverse pas votre modèle économique et qui permettra d'épuiser la filière du pétrole jusque la dernière goutte?


Les phytocarburants ne sont pas une réponse durable à la raréfaction du pétrole et au réchauffement climatique. Ils sont une voie à explorer, mais il ne faut certainement pas mettre tous nos oeufs dans le même panier. On peut commencer par essayer de consommer moins d'énergie. Ensuite on peut se doter de plusieurs alternatives afin d'éviter de retomber dans une dépendance énergétique de l'ampleur du pétrole. N'oublions pas que la seule énergie gratuite sur Terre est celle qui provient du Soleil. Elle n'est pas exploitée aujourd'hui alors qu'elle constitue la meilleure source disponible. Elle a cependant l'énorme désavantage de mettre hors-jeu toute l'industrie pétrolière d'un seul coup. Est-ce pour cette raison qu'elle tarde à percer?