La dictature de la croissance
Je n'écoute plus de musique en conduisant car elle influence trop mon comportement au volant. A la place, j'écoute des stations de radio parlée. Ce faisant, je suis tombé l'autre jour sur une discussion entre un journaliste et un philosophe sur le thème de la croissance. Le philosophe dénonçait ce concept comme dictatorial et absurde. Son argumentaire m'a donné à réfléchir.
La croissance dont il est question ici est l'indicateur économique qui définit le taux de variation des richesses crées par un pays sur une année. Si ce taux est positif, alors le pays a créé plus de richesses que l'année précédente, il s'est enrichi. Si le taux est négatif, de la richesse a été perdue, le pays s'est appauvri. Puisque la quantité de richesse d'un pays est mesurée grâce au PIB (Produit Intérieur Brut), la croissance indique la variation du PIB dans le temps.
On parle de dictature de la croissance car en résumant toute une économie à ce seul indicateur, il devient le centre de toutes les attentions. La mécanique est la suivante: une économie qui fonctionne bien crée de la richesse, sa croissance affichée est positive; une économie qui va mal perd de la richesse, sa croissance stagne ou diminue. Dans le monde globalisé actuel, l'économie est devenu la jauge d'évaluation des sociétés humaines au détriment de toute autre considération. Si un pays veut donner l'image d'un partenaire prospère et attrayant, il lui faut afficher une bonne croissance. Il fait donc tout pour agir sur elle, parfois au mépris des conséquences. C'est cette approche du «tout pour la croissance» qui donne l'impression d'une dictature.
Piloter un pays les yeux rivés sur la croissance engendre deux dérives. D'abord, des actions sont entreprises pour avoir rapidement des effets sur la croissance. C'est une pression qui vient des calendriers politiques: les résultats doivent être visibles dans une législature; c'est le royaume du «Quick and dirty». Ensuite, on agit pour faire varier les chiffres, pas forcément pour changer ce qu'ils représentent. Par exemple, il existe deux façons de diminuer le chômage: soit en créant des places de travail, soit en disqualifiant des chômeurs.
Pour qu'un système économique soit performant, il doit témoigner d'une croissance positive. Pour qu'il soit stable, elle doit être perpétuelle. Mais comment soutenir une croissance infinie dans un environnement fini, la Terre? Puisque les ressources de la planète sont limitées, est-il responsable de promouvoir sur l'ensemble du globe une approche économique qui ne peut subsister à long terme? Le philosophe de la radio soutenait que l'omniprésence de la croissance était de l'inconscience; c'est ce qui m'a donné à réfléchir. Alors que je conduisait, une image m'est venue à l'esprit: celle d'une voiture lancée à pleine vitesse face à un mur.
Le mur est toutefois encore très loin, à peine visible. Dans ces conditions, il est difficile de convaincre qu'il faut faire quelque chose pour éviter le pire. L'histoire récente nous a pourtant enseigné que, même lointaines, les limites sont atteintes un jour. Les réserves mondiales de pétrole apparemment infinies n'auront durées qu'un siècle et demi.
Outre une myopie volontaire, les économistes rejettent l'incompatibilité d'une croissance infinie dans un monde fini car ils considèrent que la croissance est le fait des progrès techniques. De leur point de vue, les progrès techniques créent de nouvelles richesses par des biens nouveaux (comme les services) qui ne sont plus basés sur une ressource naturelle et qui ne sont donc pas limités en volume. C'est vrai pour les biens eux-mêmes, mais leur exploitation sera d'une façon ou d'une autre basée sur une ressource limitée (énergie, matière première, élément chimique, etc.). Par conséquent, l'environnement de l'économie est plus que jamais un espace fini qui ne peut soutenir une croissance infinie.
Que faire alors? Certains prônent la mise en place urgente d'une logique de décroissance. Puisque les ressources sont limitées, il faut les économiser pour les faire durer, indéfiniment si possible. L'inconvénient de cette approche est qu'elle n'est pas déployable aujourd'hui. Elle ne semble pas réaliste dans le contexte économique actuel. Je pense même que les milieux économiques ne veulent pas en entendre parler tant les concepts qu'elle véhicule sont aux antipodes des théories courantes.
Une direction plus prometteuse serait de tendre vers une croissance modérée. Plutôt que d'essayer de maximiser la croissance, il vaudrait mieux chercher des taux que l'ensemble de la planète pourra soutenir. C'est certainement moins efficace que la décroissance, mais c'est plus réaliste.
En fait, il existe une troisième voie. Plutôt que de restreindre la croissance, pourquoi ne pas étendre l'environnement de l'économie en allant chercher des ressources ailleurs que sur Terre? Malheureusement, l'économie actuelle n'est pas capable de financer le programme de colonisation spatial qui serait nécessaire. N'est-ce pas ironique?